Manuscrits (Médecine grecque et littérature technique)
En général, le travail d’édition de l’équipe ‟ Médecine grecque ” ne cesse de s’appuyer au premier chef sur la découverte et l’étude de nouvelles sources manuscrites : les traditions hippocratiques et galéniques sont certes les plus représentées, dans leurs témoins plus ou moins célèbres, mais ces dernières années ont vu un élargissement sensible du corpus, avec une ouverture d’une part à la tradition manuscrite d’auteurs byzantins et d’autre part au corpus pseudo-galénique.
La découverte la plus marquante accomplie dans le domaine des manuscrits grecs a été celle du manuscrit Vlatadon 14 de Thessalonique, un important manuscrit de Galien du XVe siècle (re)découvert par Antoine Pietrobelli et jusque-là resté inconnu de tous les éditeurs du médecin de Pergame.
Le Vlatadon 14 nous a en particulier conservé plusieurs inédits : l’intégralité du De propriis placitis connu par une traduction arabo-latine mais qui ne nous était jusqu’à présent parvenu en grec que sous forme fragmentaire (voir article de V. Boudon-Millot et A. Pietrobelli dans la Revue des Etudes Grecques, 118, 2005, p. 168-213) ; le texte complet du De ordine librorum suorum et du De libris propriis dont deux importants passages lacunaires en grec dans le manuscrit de Milan (considéré jusqu’alors comme témoin unique) ont récemment pu être restitués sur la foi du Vlatadon (voir l’édition de V. Boudon-Millot dans la CUF, Paris, 2007) ; et surtout le De indolentia considéré comme entièrement perdu à la fois en grec et en arabe et lui aussi miraculeusement conservé dans le Vlatadon (voir l’édition princeps par V. Boudon-Millot, in La science médicale antique : nouveaux regards, Études réunies par V. Boudon-Millot, A. Guardasole et C. Magdelaine en l’honneur de J. Jouanna, Paris, Beauchesne, 2007, p. 72-123 et l’édition dans la Collection des Universités de France par V. Boudon-Millot et J. Jouanna, Galien, Tome IV. Ne pas se chagriner, avec la collaboration d’Antoine Pietrobelli, Paris, Les Belles Lettres, 2010).
Cette découverte a été saluée comme « une des plus importantes découvertes philologiques de ce début du XXIe siècle, en tout cas la plus importante en ce qui concerne Galien » par J.-B. Gourinat, in Philosophie Antique 8, 2008, p. 142 et a donné lieu à de nombreuses recensions de la part de spécialistes français et étrangers.
Toujours dans le domaine du corpus galénique, mais en lien très étroit avec la tradition hippocratique, une autre découverte remarquable a été accomplie par Caroline Magdelaine et Jean-Michel Mouton pour ce qui concerne la tradition arabe des traités du médecin de Pergame (voir C. Magdelaine –J.-M. Mouton, « Le Commentaire au Serment hippocratique attribué à Galien retrouvé dans un manuscrit arabe du haut Moyen Age », CRAI 2016, I (janvier-mars) [2017], p. 217-232).
L’incendie de la Grande mosquée de Damas, en 1893, permit de redécouvrir une salle oubliée de l’édifice qui avait servi durant des siècles de dépositoire de vieux papiers. Parmi les milliers de feuillets de manuscrits démembrés, une nouvelle découverte vient confirmer la richesse remarquable de ce fonds. Il s’agit de douze feuillets qui présentent un intérêt exceptionnel pour les historiens de la médecine, car ils conservent d’importants fragments d’un ouvrage considéré jusqu’à aujourd’hui comme perdu, à savoir le Commentaire du célèbre Serment hippocratique transmis dans le monde arabe sous le nom de Galien. Le Serment est aujourd’hui considéré comme fondateur de la déontologie médicale ; cependant Galien, pourtant grand lecteur et commentateur d’Hippocrate, ne le cite pas, même lorsqu’il traite de questions d’éthique médicale et ne signale pas non plus avoir rédigé un commentaire à cet ouvrage. Malgré ce silence, on trouve dans le monde oriental non seulement des mentions d’un commentaire de Galien au Serment, mais aussi des renseignements très précis, donnés en 855 au plus tard, par le célèbre traducteur Ḥunayn b. Isḥāq dans sa Risāla, liste de toutes les traductions syriaques et arabes de Galien qu’il a effectuées. En effet, c’est avec le Serment qu’il ouvre la section consacrée à ses traductions des commentaires hippocratiques de Galien.
Le célèbre orientaliste Franz Rosenthal publie en 1956 un article majeur dans lequel il ne rejette ni ne confirme la paternité de Galien, et situe la rédaction de l’original grec entre le IIe et le VIe siècle. Depuis 1956, quelques passages supplémentaires sont venus compléter la liste des fragments repérés par F. Rosenthal, mais aucun n’apporte d’éléments décisifs sur la question de l’attribution à Galien.
La découverte effectuée dans les « Papiers de Damas » permet non seulement de confirmer les passages du Commentaire qui avaient été mentionnés par les sources arabes postérieures, mais aussi de les situer à l’intérieur de l’ouvrage, en rectifiant souvent la reconstruction des philologues. Cependant l’intérêt majeur de cette découverte est situé dans les nouveaux passages qu’elle nous livre, nous permettant avant tout de connaître la fin jusque-là ignorée de ce texte, de constater que les commentaires étaient dans cette partie relativement brefs et de livrer ce qui constitue désormais la plus ancienne version connue de la fin du Serment hippocratique, antérieure même aux manuscrits grecs conservés.
L’édition dans la Collections des Universités de France du traité apocryphe Sur la thériaque à Pison (voir V. Boudon-Millot, Galien. Œuvres.Tome VI : Thériaque à Pison, Paris, Les Belles lettres, 2016, 672 p.) a permis de mettre en lumière le travail d’un archiatre de peu postérieur à Galien et d’éclairer l’histoire et la transmission du texte d’une recette phare de la pharmacopée antique. L’examen de tous les témoins conservés (grecs, arabes, latins) et la collation de tous les manuscrits existants ont en particulier montré le parti que l’on pouvait tirer à la fois des nombreuses collections d’extraits et des réceptaires, mais également d’un manuscrit ancien partiel (la fin manque) jamais exploité et qui s’est révélé l’unique témoin d’une branche de la tradition.
Pour la littérature médicale d’époque byzantine, l’édition princeps dans la Collection des Universités de France du corpus inédit des Problèmes hippocratiques (voir Jacques Jouanna et Alessia Guardasole, Hippocrate, Tome XVI. Problèmes hippocratiques, Paris, Les Belles Lettres, 2017) a dévoilé les mécanismes de production et de copie de textes jusqu’ici méconnus ou sous-estimés ; d’autre part, les travaux sur la production du médecin et intellectuel du XIe siècle Syméon Seth, dont certains ouvrages demeurent encore inédits, ont porté à la découverte d’imbrications compliquées entre les productions presque contemporaines de Seth et de Michel Psellos qu’une recherche attentive et de longue haleine sur un corpus d’une centaine de témoins manuscrits essaie de démêler (voir, pour une synthèse du problème, M. Cronier-A. Guardasole-C. Magdelaine-A. Pietrobelli, « Galien en procès à Byzance : l’Antirrhétique de Syméon Seth », in Galenos 9 [2015], p. 71-121).
En intégration des recherches élaborées sur les manuscrits médiévaux, nous avons étendu notre enquête au grand travail philologique qui fut à la base des premières éditions imprimées, les Aldines de Galien (1525) et d’Hippocrate (1526).
De fait, il est bien établi que les éditions princeps des œuvres complètes de Galien et d’Hippocrate furent toutes deux préparées par une même équipe entre 1524 et 1526. Sous la direction générale du médecin de Pavie Giovanni Battista Opizzoni, des jeunes érudits venus du nord de l’Europe contribuèrent à cette tâche monumentale d’éditer pour la première fois le Galien et l’Hippocrate grecs : il s’agit de l’Allemand Georg Agricola, et des Anglais, John Clement, Edward Wotton, John Caius, William Rose et Thomas Lupset. La trace la plus importante concernant le travail de préparation de l’édition princeps de Galien est un exemplaire de l’édition de Bâle des œuvres de ce médecin (1538), conservé à Eton College, Windsor, autrefois propriété du médecin et érudit John Caius (1510-1573).
Cette édition de Galien conservée à Eton présente de très riches annotations réalisées par John Caius à partir, entre autres, des manuscrits utilisés dans le travail d’édition de 1525. Les annotations proviennent de plusieurs manuscrits perdus. Les données importantes obtenues grâce à la collation des notes en marge de certains traités (Sur la composition des médicaments selon les lieux, Commentaire au Régime des maladies aiguës d’Hippocrate, Sur les facultés des simples, Sur les facultés des aliments), nous ont poussés à étendre l’analyse à d’autres notes, tracées en marges d’une édition Aldine de Galien, conservée à la Bibliothèque Universitaire de Leyde (Pays-Bas) et ayant appartenu à l’érudit anglais John Clement, ainsi qu’aux manuscrits et aux documents ayant autrefois appartenu aux éditeurs aldins et aujourd’hui conservés à la BnF et dans plusieurs bibliothèques anglaises.
Le but de cette enquête est d’un côté de repérer les leçons de manuscrits grecs aujourd’hui perdus et de l’autre côté d’éclairer la méthode philologique de ces érudits de la Renaissance.
Le projet, présenté par A. Guardasole et C. Petit, a été financé par le Programme franco-britannique Alliance, dans le cadre d’un Programme d’Action Intégrée (PAI) pour les années 2006-2008. Une partie des résultats a été publiée par Alessia Guardasole (« Les marginalia de John Caius au De compositione medicamentorum secundum locos de Galien dans l’édition de Bâle (1538) de l’Eton College », in V. Boudon−Millot−A. Garzya−J. Jouanna−A. Roselli, Histoire de la tradition et édition des médecins grecs. Actes du VIe colloque int. [Paris 12-14 avril 2008], Naples, D’Auria, 2010, p. 337-352) ; le reste sera publié dans les éditions en préparation pour la CUF par Antoine Pietrobelli (Galien, Commentaire au Régime des maladies aiguës d’Hippocrate) et Elsa Ferracci (Hippocrate, Prénotions de Cos).