Le détroit de Gibraltar (Antiquité – Moyen Age) I. – Représentations, perceptions, imaginaires

 

L’étude des représentations anciennes et médiévales du Détroit a longtemps été centrée sur l’imaginaire mythique et merveilleux d’un lieu situé aux confins du monde occidental, et peuplé de héros et de monstres. Il faut regretter que la plupart de ces travaux, sous l’influence de la Quellenforschung chère aux philologues et historiens allemands du XIXe s., se soient contentés d’adopter une approche centrée sur la recherche érudite des origines de ces légendes, de façon souvent indifférente aux contextes historiques et culturels d’élaboration. De même, la prise en compte presque exclusive des sources littéraires validées par la tradition classique a produit une évidente inégalité de traitement entre les deux rives du détroit et entre les deux grandes périodes envisagées. Ainsi, en dépit de l’origine étymologique du terme de Gibraltar, les représentations émanant des sources arabes furent longtemps reléguées dans l’ombre au profit des images élaborées dans l’Antiquité gréco-romaine et écrasées par celle, obsédante, des « colonnes d’Hercule », emblème impérial de la monarchie hispanique. Mais, de manière générale, aucune synthèse n’a jamais été tentée sur le sujet, ne serait-ce que limitée à une période ou à un ensemble culturel, pas même sur le seul monde romain.

Identifié à l’une des extrémités de la partie habitée de la Terre, le détroit de Gibraltar a constitué un point remarquable dans la structuration de l’image de l’écoumène et dans les différentes circumnavigations, réelles ou imaginaires. Pour autant, signe qu’une image ne tire pas toujours sa valeur de sa conformité avec son référent, il a donné lieu à des représentations diverses, parfois même contradictoires. Fréquenté par les Phéniciens, les Puniques, les Grecs, les Romains, et a fortiori par les différentes puissances qui s’en sont disputées le contrôle au Moyen-Âge, il a toujours constitué un lieu de rencontre et de passage, et selon les époques un gué, un seuil autant qu’une frontière. Les constructions impériales étendues de part et d’autre de ces bornes, à l’instar du califat omeyyade de Cordoue et des Empires berbères dans le cas du détroit de Gibraltar, se sont précisément illustrées en les franchissant et furent parées du prestige de la conquête en les effaçant. Puis ce rôle de marqueur œcuménique a trouvé une de ses expressions les plus abouties dans l’emblème impérial majeur de la Monarchie hispanique : deux colonnes torses – les colonnes d’Hercule – frappées de la devise « Plus Oultre ». La devise possédait un sens religieux profond : par l’allusion au cri de guerre des croisés « oltrée ! » ou « outrée ! » qui signifiait « en avant ! », elle évoquait la propagation du christianisme, inséparable de la grande aventure américaine. L’emblème de Charles Quint conjuguait ainsi un sens politique, géographique, religieux, au service de la « mondialisation » conquérante d’un empire sacré, réplique terrestre de l’empire divin.

Les contributions qu’on trouve dans cet ouvrage proposent de remettre en perspective et en contexte la question des mythes et de l’imaginaire merveilleux élaboré autour du détroit ; la prise en compte de l’époque médiévale, du monde latin aux pays d’Islam, permet d’identifier des continuités, en particulier l’incorporation d’Héraclès ou d’Alexandre à de nouveaux édifices idéologiques d’inspiration islamique ou chrétienne. Une série d’études s’intéresse aussi aux représentations que les scientifiques, géographes, physiciens ou mathématiciens anciens ou médiévaux ont donné du détroit, en faisant dès l’époque archaïque un repère fondamental du dessin de toute carte du monde, comme limite entre deux de ses trois parties (Europe et Afrique) mais aussi entre mer Intérieure et Océan, ce qui a par contrecoup, a réduit l’intérêt des savants pour la description de la zone ; repère fondamental du dessin de toute carte du monde, le Détroit a en effet peiné à exister en tant que région. Une séquence est consacrée aux acteurs, marins et voyageurs, qui ont pour une raison ou une autre fréquenté le détroit ; ces enquêtes sont l’occasion d’approfondir la part de la portée symbolique du lieu et celle de la valeur de l’autopsie dans des sources où l’expérience des voyageurs, si elle est prise en compte, est loin d’être érigée en absolu. Enfin, une dernière partie s’interroge sur les différentes perceptions dont la région du détroit a pu faire l’objet de la part des pouvoirs qui l’ont successivement contrôlé depuis les Romains jusqu’à la fin du XIVe siècle ; de César, à la fin de la République romaine, marchant sur les traces d’Hercule et d’Alexandre, aux Mérinides, au XIVe siècle, venu capter l’héritage califal des Almohades, Gibraltar fut à la fois un enjeu de compétition politique, économique et religieuse, et, bien avant les thuriféraires de l’empire de Charles Quint, un lieu privilégié d’expression des ambitions universelles.