Histoire sonore des sociétés de l’Islam médiéval. Appel à contribution

Eugénie Rébillard (Ifpo-Beyrouth) et Vanessa Van Renterghem (Inalco-Paris) préparent le dossier du prochain numéro du Bulletin d’Etudes Orientales intitulé « Pour une histoire sonore des sociétés de l’islam médiéval » (BEO 71, 2024).
Ce numéro spécial du Bulletin d’Études Orientales accueillera des articles s’intéressant à un ou plusieurs de ces aspects de la question dans le contexte des mondes musulmans médiévaux (VIIe-XVe siècles). Les propositions d’article (une page maximum), en français, en anglais ou en arabe, doivent être envoyées avant le 15 septembre 2023 aux coordinatrices du dossier :
Les articles correspondant aux propositions retenues devront être remis avant le 1 avril 2024.

Pour une histoire sonore des sociétés de l’islam médiéval

Phénomènes labiles et évanescents, les sons et les bruits suscitent depuis plusieurs années l’intérêt des chercheuses et des chercheurs travaillant sur les sociétés anciennes et modernes. En témoignent les travaux de Nicolas Offenstadt et de Didier Lett (2003) sur le cri dans le Moyen Âge occidental, les actes de la SHMEPS sur la voix au Moyen Âge (2015), ou encore ceux de Sybille Emerit et d’Alexandre Vincent sur la notion de paysage sonore et ses usages – critiques – pour l’Égypte ancienne et Rome (2015). De son côté, la recherche sur les mondes musulmans médiévaux commence seulement à s’emparer de ce champ d’étude (Benhima 2018, Frenkel 2018, Bill 2019). La dimension sonore de l’histoire des sociétés de l’islam médiéval est certes loin d’être absente de la production scientifique, mais elle est rarement abordée pour elle-même. Au-delà de l’histoire auditive, des chercheuses et des chercheurs se sont penchés sur les expériences que les sociétés de l’islam médiéval faisaient des phénomènes sensibles en croisant les disciplines et différents types de sources et d’approches. Le dossier du BEO dirigé par Julie Bonneric sur les odeurs en 2015 montre la fécondité d’une telle démarche, de même que celui de Christian Lange (2022) qui plaide pour une histoire culturelle des sens dans le monde islamique, s’inscrivant ainsi dans le sillage du sensual turn prôné par David Howes. La perception et la réception des sons n’y est cependant presque pas représentée, contrairement à la vue, au toucher et surtout à l’odorat.
Le sociologue Anthony Pecqueux (2012) souligne que si l’analyse des émissions sonores « se révèle heuristique, c’est parce qu’elles ont pour particularité de renvoyer à des activités ou à des effets de celles-ci ». Avec Les Cloches de la Terre, paru en 1994, Alain Corbin a impulsé cette démarche qui consiste à écrire l’histoire des sociétés à partir de leur dimension sonore. Les cloches et les sons qu’elles émettent servent de point de départ à l’historien pour étudier les conflits locaux dans les campagnes françaises du XIXe siècle. Les sons sont ainsi appréhendés non pas pour ce qu’ils sont, mais dans leur interaction avec ceux qui les émettent et les reçoivent dans des contextes spatiotemporels changeants (Vincent 2015 ; Offenstadt 2013). Ces émissions sonores, leur production, leurs usages, leur écoute et leur réception ont ainsi leur propre diachronie qu’il convient de restituer. L’étude du sonore implique également celle de l’audition. A l’instar des autres sens, elle est une construction culturelle et sociale. Les acteurs investissent les sensations auditives « de valeurs sociales et culturelles » (Battesti, 2013) qui doivent à leur tour être historicisées.
Nous souhaitons réunir dans ce numéro thématique sur la « vie sociale des sons » (Vincent, 2015), leur perception et leurs représentations, des contributions en histoire sociale et politique, histoire des sens et du sensible, anthropologie, littérature, droit, philosophie, histoire de l’art, musicologie…L’étude de la matière sonore et de son environnement permet ainsi d’aborder sous un nouvel angle et à différentes échelles des questions aussi diverses que la communication marchande, les conflits sociaux, le contrôle spatial et social, la communication politique, l’expansion urbaine (à travers la saturation de l’espace sonore), les rituels, les révoltes ou encore les guerres. L’écriture d’une histoire des sons et de leurs perceptions soulève néanmoins des questions méthodologiques. Elle se heurte en effet à plusieurs difficultés liées à la nature des sources, essentiellement écrites et visuelles, à l’hétérogénéité des corpus et à la dispersion des données qui en découle. Pour dépasser ces limites documentaires, il est nécessaire de décloisonner les approches, de faire dialoguer les disciplines, d’avoir recours à un large éventail de sources, narratives et normatives, en prose comme en vers et de les croiser.
Plusieurs pistes pourront être explorées parmi lesquelles :
• La qualification des sons : la catégorisation des sons, leur volume, la définition des nuisances sonores et des seuils de tolérances sont autant de chantiers à explorer. On pourra s’intéresser au vocabulaire employé pour définir et catégoriser les phénomènes sonores : celui-ci révèle des évaluations sociales et morales de ce qui est considéré comme un bon ou beau son, ou au contraire une nuisance. On s’interrogera sur les types de sons et de bruits tolérés. La tolérance au bruit fluctue car elle est « soumise à l’influence simultanée de plusieurs normes » (Corbin 2017). On pourra également se pencher également sur les valeurs conférées au silence dans différents contextes.
• Le contrôle de l’espace et les manifestations sonores du pouvoir : le contrôle de l’espace par les autorités passe par la maîtrise de son environnement sonore et sa mise en scène. Hérauts, proclamation de mesures destinées au maintien de l’ordre, des trêves ou des attaques lors des conflits armés, expressions sonores de la souveraineté (ḫuṭba, nawba), cris lancés par les forces de l’ordre, slogans politiques ou de ralliement militaire, imprécations des parades infamantes ou encore cris des suppliciés châtiés sont autant de traces permettant d’accéder à cette dimension sensorielle du contrôle de l’espace. Les conséquences sonores des changements de domination politique, ou la rivalité pour le contrôle de l’espace sonore, sont également des champs à explorer.
• Ordre sonore : les sons jouent un rôle important dans la construction de rapports de force : ils participent à la délimitation des zones d’influences et de domination (Alain Corbin parle de « territoires sonores »). La revendication du bruit peut également être une forme de contestation sociale. On sera sensible aux sons des révoltes, des émeutes et à leurs usages politiques et sociaux en étudiant les répertoires sonores mis en œuvre par leurs acteurs.
• L’encadrement juridique des sons et des pratiques sonores. Les sons et leurs productions font l’objet de réflexions des juristes, comme en témoignent certains traités de ḥisba (Bill, 2019). On pourra analyser les modalités de réglementation et d’encadrement des pratiques sonores selon les régions et les époques, et sur ce que les traités juridiques nous disent de ces pratiques et de la réception des sons par les contemporains. D’autre part, on pourra s’interroger sur l’éventuelle spécificité des réticences et interdictions liées à l’usage et l’audition de musique (samāʿ ou « concert mystique »), en général ou dans les cérémonies religieuses.
• Son et identification sociale : les sons participent à la définition de l’identité. On s’interrogera sur la dimension sonore du processus de catégorisation et de distinction sociale (volume, texture, niveau de langue) ou encore sur les usages légitimes ou illégitimes des sons et des bruits selon la place que l’on occupe dans la société.
• Les professionnels du son : on pourra s’intéresser aux crieurs publics (le héraut, munādī, du juge, de la police et des autorités urbaines), aux sermonnaires (quṣṣāṣ, wuʿʿāẓ), aux vendeurs ambulants mais aussi aux poètes, aux chanteurs et aux musiciens, en étudiant les espaces qu’ils occupent, leurs performances sonores et leur réception par leurs contemporains.
• L’artialisation des sons. On pourra s’interroger sur la place et la valeur qu’accordent les auteurs à l’écriture « littéraire » (Hablot, Vissière 2015) des sons, en particulier lorsque les textes sont destinés à être oralisés (poésie, littératures populaires comme la sīrat Baybars). On se penchera sur les stratégies d’écriture employées par les auteurs pour produire et reproduire des effets sonores mais aussi pour faire accéder le lecteur/lectrice et l’auditeur/auditrice à l’expérience sonore telle que vécue et ressentie.
• La place de l’audition dans la hiérarchie des sens : on veillera à ne pas exclure les autres sens en s’interrogeant la place de l’audition dans la hiérarchie des sens. On cherchera ainsi à comprendre quelle spécificité les auteurs médiévaux accordent à l’audition par rapport aux autres sens.

CfP – A sound history of medieval Islamic societies

For several years now sounds and noises – tenuous, evanescent phenomena – have been attracting the interest of researchers studying ancient and modern societies. Witness the work of Nicolas Offenstadt and Didier Lett (2003) on the cry in the Western Middle Ages, the proceedings of the SHMEPS on the voice in the Middle Ages (2015), or the work of Sybille Emerit and Alexandre Vincent on the notion of soundscape and its uses – critical uses – for ancient Egypt and Rome (2015). Research on medieval Muslim worlds is only just beginning to venture into this field of study (Benhima 2018, Frenkel 2018, Hibon 2018, Bill 2019). The acoustic dimension of the history of medieval Islamic societies is certainly far from absent in scholarly production, but it is rarely addressed for its own sake. Researchers have been looking beyond auditory history, at the experiences that medieval Islamic societies had of sensory phenomena, going across disciplines, examining different types of sources and using different approaches. The BEO dossier on odors edited by Julie Bonneric in 2015 shows the fruitfulness of such an approach, as does that of Christian Lange (2022), who argues for a cultural history of the senses in the Islamic world, in the wake of the ‘sensual turn’ put forward by David Howes. However, the perception and reception of sound are barely represented, unlike sight, touch and, above all, smell.
Sociologist Anthony Pecqueux (2012) points out that if the analysis of sound outputs « proves to be heuristic, it’s because they have the particularity of referring to activities or the effects thereof ». With Les Cloches de la Terre [The Bells of the Earth], published in 1994, Alain Corbin gave impetus to this approach, in which the history of societies is written based on their aural aspect. Bells and the sounds they make are the historian’s starting point for a study of local conflicts in 19th-century rural France. Sounds are thus understood not for what they are, but for their interaction with those who emit them and those who hear them in changing spatiotemporal contexts (Vincent 2015; Offenstadt 2013). These sound emissions, their production, their uses, the listening to and the hearing of them thus have their own diachrony that needs to be reconstituted. The study of sound also involves the study of hearing. Like the other senses, hearing is a cultural and social construct. Actors invest auditory sensations with « social and cultural values » (Battesti, 2013), which in turn need to be historicized.
The aim of this issue on the theme of the « social life of sounds » (Vincent, 2015), their perception and representations, is to bring together contributions on social and political history, on the history of the senses and the sensible, on anthropology, literature, law, philosophy, art history, musicology… The study of sound and its environment allows an exploration of subjects as diverse as commercial communication, social conflicts, spatial and social control, political communication, urban expansion (through the saturation of sound space), rituals, revolts and war, from a new angle and at different scales. Nevertheless, writing a history of sounds and their perception raises methodological questions. There are difficulties to be contended with, arising from the nature of the sources, which are essentially written and visual, the heterogeneity of the corpus and the resulting dispersion of data. To overcome these documentary limitations, it is necessary to decompartmentalize approaches, to bring different disciplines together, and to access and cross-reference a wide range of sources, both narrative and normative, in prose and in verse.

There are a number of avenues that could be explored, including:

• Qualification of sounds: categorization of sounds, their volume, definition of what constitutes a noise nuisance and tolerance thresholds are all areas to be explored. The vocabulary used to define and categorize sound phenomena can be studied: this would reveal social and moral evaluations of what is considered a good or beautiful sound, or on the contrary, a nuisance. The types of sounds and noises that are tolerated could be examined. Noise tolerance fluctuates because it is « subject to the simultaneous influence of several norms » (Corbin 2017). The values conferred on silence in different contexts could also be of interest.

• Spatial control and the aural manifestations of power: the control of space by the authorities involves mastery of its sound environment and of its configuration. Heralds, proclamations of measures to maintain order, truces or attacks during armed conflicts, aural expressions of sovereignty (ḫuṭba, nawba), the shouts of the forces of law and order, political or military rallying cries, the imprecations of public humiliation parades or even the cries of the victims of punishment are all traces that provide access to this sensory dimension of the control of space. The sonic consequences of changes in political domination, or rivalry for control of aural space, are also areas that might be explored.

• Sound order: sounds play an important role in building power relationships, helping to delimit zones of influence and domination (Alain Corbin speaks of « sound territories »). Noise can also be a form of social protest. Of interest would be the sounds of revolts and riots, and their political and social uses, revealed by studying the sound repertoires used by those involved.

• The legal framework for sounds and sound practices: sounds and their productions are the subject of reflections by lawyers, as evidenced by certain ḥisba treatises (Bill, 2019). An analysis could be made of the ways in which sound practices are regulated and framed according to regions and eras, and of what legal treatises tell us about these practices and the contemporaneous reception of sounds. One might also question the possible specificity of reticence and prohibitions linked to the use and hearing of music (samāʿ or « mystical concert »), in general or in religious ceremonies.

• Sound and social identification: sounds contribute to the definition of identity. The aural dimension of the process of categorization and social distinction (volume, texture, language level) could be examined, as well as legitimate or illegitimate uses of sounds and noises according to one’s place in society.

• Sound professionals: a look at town criers (the herald, munādī, of the judge, police and urban authorities), sermonaries (quṣṣāṣ, wuʿʿāẓ), street vendors but also poets, singers and musicians, studying the spaces they occupy, their sound performances and how they are received by their contemporaries.

• Articulating sounds : an investigation could be made into the place and value that authors place on the « literary » (Hablot, Vissière 2015) writing of sounds, particularly when the texts are intended to be spoken aloud (poetry, popular literature such as the Baybars sīrat). This could include an enquiry into the writing strategies employed by authors to produce and reproduce sound effects, but also to give the reader and listener access to the sound experience as lived and felt.

• The place of hearing in the hierarchy of the senses: care should be taken not to exclude the other senses when considering the place of hearing in the hierarchy of the senses. An attempt could be made to understand what specificity medieval authors accorded to hearing in relation to the other senses.

The Bulletin d’Études Orientales is an annual scientific journal founded in 1931 and published by the Institut français du Proche-Orient (Ifpo). The journal publishes articles and/or dossiers in the humanities and social sciences, from the Islamic period to the end of the Ottoman Empire, as well as classical and contemporary Arabic linguistics and literature. The journal has an editorial board and all articles are peer-reviewed. Articles can be submitted in French, English and Arabic.

Bibliographie/Bibliography

  • « La leçon des cloches. Entretien avec Alain Corbin », Revue de la BNF, vol. 55, no. 2, 2017, pp. 12-19.
    Battesti Vincent, « ‘L’ambiance est bonne’ ou l’évanescent rapport aux paysages sonores au Caire. Invitation à une écoute participante et proposition d’une grille d’analyse », in Candau Joël and Le Gonidec Marie-Barbara (eds), Paysages sensoriels. Essai d’anthropologie de la construction et de la perception de l’environnement sonore, 135e CTHS, 2013, pp. 71-96.
  • Benhima Yassir, « Le paysage sonore en temps de guerre dans l’Occident musulman médiéval (XIIe-XIVe siècles) », in Baloup Daniel (ed.), Les cultures politiques dans la péninsule Ibérique et au Maghreb, VIIIe-XVe siècles, 1. Le recours aux armes, Bordeaux, Ausonius éditions, 2018, pp. 85-94.
  • Bill Alexandra, « Le contrôle de la voix et ses enjeux dans les mosquées d’al-Andalus d’après deux traités de ḥisba (première moitié du Xe et début du XIIe siècle), » in The Voice in the Middle Ages: The SHMESP Congress (Frankfurt, 2019) [online]. Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020. https://books.openedition.org/psorbonne/88827?lang=fr
  • Bonnéric Julie (ed.), Histoire et anthropologie des odeurs en terre d’Islam à l’époque médiévale, themed issue of Bulletin d’Études Orientales, 64, 2015.
  • Candau Joël and Le Gonidec Marie-Barbara (eds), Paysages sensoriels. Essai d’anthropologie de la construction et de la perception de l’environnement sonore, op. cit.
  • Chauvaud, Frédéric and Prétau Pierre (eds), Clameur publique et émotions judiciaires : De l’Antiquité à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. https://books.openedition.org/pur/49036?format=toc
  • Emerit Sybille, Perrot Sylvain, Vincent Alexandre (eds), Le paysage sonore de l’Antiquité. Methodology, historiography and perspectives, IFAO, RAPH 40, 2015.
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  • Frenkel Yehoshua, « Mamluk Soundscape: A Chapter in Sensory History, » ASK Working Paper 31, 2018, pp. 1-26. https://www.academia.edu/37131730/Mamluk_Soundscape_A_Chapter_in_Sensory_History
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  • Hibon Élodie, « Essai d’histoire sonore. La reconquête de Jérusalem par Saladin », in De Bagdad à Damas : études en mémoire de Dominique Sourdel, textes rassemblés par Jean-Michel Mouton et Clément Onimus, Genève, Droz (Hautes études orientales Moyen et Proche Orient, 7), 2018, p. 183-212.
  • Lange Christian, « Introduction: The sensory history of the Islamic world », The Senses and Society (« Sensory history of the Islamic world »), 17:1, 2022, pp. 1-7. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/17458927.2021.2020603
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  • Pecqueux Anthony, « Le son des choses, les bruits de la ville », Communications, vol. 90, no. 1, 2012, pp. 5-16.
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  • Weinrich Ines, « Sensing Sound: Aesthetic and Religious Experience According to al-Ghazālī, » Entangled Religions, 10, 2019. https://er.ceres.rub.de/index.php/ER/article/view/8437/7813