Ouadi el-Jarf (Egypte)
Le ouadi el-Jarf se trouve au sud du débouché du ouadi Araba, à 24 km au sud de Zafarana, sur les contreforts du massif du Galâlâ Sud, à proximité du ouadi Deir qui mène au monastère Saint-Paul. Avant son exploration archéologique, ce site fut visité en 1823 par l’explorateur britannique Sir John Gardner Wilkinson, puis étudié dans les années 1950 par François Bisset et René Chabot-Morisseau, pilotes du canal de Suez, et amateurs d’archéologie. Le site est constitué de quatre implantations qui s’étirent sur un peu plus de 6 km d’est en ouest, du dernier ressaut montagneux du désert oriental au littoral. Le plan topographique complet de l’ensemble des installations reconnues a pu être levé au cours des deux premières campagnes sur le terrain (2011-2012). Ses différents éléments sont maintenant régulièrement remis à jour en fonction de l’avancée des travaux sur l’une ou l’autre des composantes du site.
Le site comprend les éléments suivants :
- Un important complexe de galeries (Zone 1) aménagé dans un secteur bien délimité du site. Dix-sept d’entre elles sont creusées de façon rayonnante autour d’une petite éminence rocheuse calcaire (nos 1-17), tandis qu’au moins neuf autres (nos 19-26, 28) sont aménagées à proximité dans les deux accotements d’un petit ouadi orienté nord-sud. La topographie est marquée à cet endroit par d’importantes accumulations de déblais résultant du creusement de ce système de stockage, qui semble avoir été aménagé de façon relativement cohérente. Elles sont en moyenne longues d’une vingtaine de mètres, larges de trois mètres, et hautes de deux mètres (les galeries G4 et G12 pouvant être considérées comme des exemples type de ces structures) – mais leur extension peut dépasser parfois une trentaine de mètres. On relève systématiquement à leur entrée les vestiges d’un système de fermeture élaboré, l’ouverture de la galerie ayant souvent été rétrécie par la pose d’une dalle sur l’un de ses côtés, avant sa condamnation par des gros blocs dans l’axe de la descenderie. À deux reprises, une galerie a été pourvue d’un magasin latéral qui se connecte, par une étroite porte, à l’extension principale (cf. galerie G15). L’intérieur des galeries semble également avoir été aménagé de façon soignée, avec notamment la pose régulière d’un enduit mural de terre crue mêlée de paille dont seuls de petits fragments adhèrent encore aux parois. À proximité de ces galeries s’observent aussi des installations légères, et des décharges constituées de tessons brûlés et de rejets cendreux agglomérés qui pourraient être liées une activité de production de céramique bien reconnue sur le site.
- Plus à l’est, sur les dernières buttes de calcaire dominant l’immense plaine littorale bordant à cet endroit la mer Rouge (distante de 5 km), se trouvent des structures sans doute liées à des activités à caractère domestique. L’une d’entre elles est particulièrement importante (Zone 2), et fait apparaître sur deux tiers ouest du plateau plusieurs installations en pierre, délimitées par un long mur nord-sud contrôlant l’accès à l’ensemble qui s’effectuait à l’est par un drain naturel. La dernière phase de construction de cet ensemble regroupe notamment un complexe d’espaces rectangulaires à l’ouest et un alignement caractéristique de petites cellules disposées en peigne au sud-est. Ces installations d’habitat semblent avoir prélevé des matériaux de construction directement sur des structures plus anciennes et très sédimentées dont les arases sont visibles au nord-est ; cela fait apparaître une première chronologie relative des habitats, qui tend à souligner que l’occupation du site ne correspond pas à une phase unique. La céramique, abondamment présente en surface, est en l’état de l’étude exclusivement attribuable à l’Ancien Empire. D’autres aménagements plus simples – cellules isolées, et enclos en forme de L – s’observent plus à l’est sur deux autres entablements rocheux (Zones 3 et 4). Il faut souligner que l’on a, depuis la position élevée de tous ces aménagements, un point de vue excellent à la fois sur la zone des galeries, au sud-ouest, et sur l’ensemble de la côte de la mer Rouge, à l’est.
- À mi-chemin entre les Zones 1 à 4 et la côte, au cœur de la plaine littorale qui sépare le dernier ressaut montagneux de la mer, on relève la présence d’une grande construction rectangulaire en pierres sèches (Zone 5), très ensablée et qui n’a curieusement jamais été signalée jusqu’ici par les explorateurs anglais ou français. Ce bâtiment est lui aussi très vraisemblablement datable de l’Ancien Empire comme le signale un mobilier céramique très diffus en surface. Il est intérieurement divisé en 13 longs espaces transversaux de longueur variable mais de largeur constante (3,30 m à 3,70 m), entrecoupés de simples murs de refend très légers. Sa fonction et sa relation avec les autres composantes du site nous sont encore inconnues, mais ses dimensions, 60 m sur 30 m de côté, en font indiscutablement la plus importante structure de l’époque pharaonique jamais repérée sur la côte égyptienne de la mer Rouge.
- Sur la côte elle-même se trouve un dernier ensemble d’installations (Zone 6). On pouvait y observer dès la découverte du site d’importantes traces d’occupation. La fouille menée à cet endroit lors la campagne de 2013 a permis d’y identifier un important campement de l’Ancien Empire. Enfin, quelque 160 m à l’est se trouve, encore visible à marée basse, une jetée en forme de L, immergée pour l’essentiel, mais dont l’extrémité de la branche est-ouest vient s’arrimer au rivage.
Étude de la zone des galeries
Le complexe de galeries comprend un ensemble de 29 galeries, dont trois galeries doubles (G1, G15 et G28), organisées en deux groupes distincts. L’hypothèse de départ était qu’il s’agissait ici, comme à Ayn Soukhna ou à Mersa Gaouasis, les deux autres ports pharaoniques connus sur la mer Rouge, d’une série de magasins aménagés pour entreposer le matériel correspondant à des expéditions maritimes. Le dégagement de l’ensemble constitué par les galeries 1 à 17 du site – qui correspond manifestement à un aménagement cohérent, réalisé sans doute d’un seul tenant – a mobilisé une partie importante des moyens de la fouille au cours des six premières campagnes, de 2011 à 2016, et 17 de ces magasins ont pu être complètement dégagés. La même séquence d’occupation a pu être observée dans l’ensemble des cas étudiés : on relève devant les galeries des niveaux d’occupation contemporains du fonctionnement de celles-ci, qui se caractérisent par des foyers et des accumulations de cendres. Dans un dernier temps, la fermeture des galeries a occasionné de gros travaux : c’est à cette occasion que de gros blocs de calcaire de plusieurs tonnes – au gabarit digne des constructeurs de pyramides – ont été utilisés pour ménager une descenderie d’accès dans l’axe de chacune d’elles. Les galeries ont enfin toutes été condamnées par un gros bouchon de calcaire, poussé devant leurs entrées à la manière d’une herse de fermeture rendue étanche par l’ajout d’un mortier d’argile au niveau des joints.
On relève sur une majorité de ces blocs de nombreuses marques de contrôle datant du règne de Chéops (plus de 40 ont maintenant été identifiées), qui correspondent à la mise en place de ce système de fermeture. La formule la plus remarquable, retrouvée sur au moins cinq blocs différents, mentionne une équipe dont le nom est formé sur celui du roi : « Les escorteurs de l’équipe « Chéops apporte son Double Uraeus » (šmsw ʿpr ẖnm-ḫw⸗f-wj jn Wȝḏ.ty⸗s). La date du fonctionnement des galeries sous le règne de ce roi a été confirmée par la découverte de plusieurs empreintes de sceaux-cylindres portant son nom d’Horus, dans la galerie G1.
La documentation papyrologique mise au jour
La campagne de 2013 a également occasionné la découverte d’une documentation aussi exceptionnelle qu’inattendue sur ce site éloigné de la vallée du Nil. Un lot important de papyrus remontant à la fin du règne de Chéops y a en effet été recueilli lors de la poursuite du dégagement lors de la fouille de l’accès aux galeries G1 et G2.
Il s’agit à ce jour des plus anciens papyrus inscrits jamais exhumés en Égypte. Certains d’entre eux, les plus fragmentaires, étaient dispersés presque à la surface, sur le sommet des blocs formant la descenderie de G2. Mais le lot le plus important se trouvait dans le remblai d’un espace étroit entre deux blocs de fermeture de G1, où ils avaient manifestement été placés au moment de la fermeture des galeries. Il est vraisemblable que ce lot d’archives, par ailleurs très cohérent, avait véritablement été rangé à cet endroit, les papyrus y ayant manifestement été déposés sous forme de rouleaux. Ce n’est que dans un deuxième temps, mais sans doute à une époque également très ancienne, que ce dépôt fut perturbé, et en partie dispersé. Des fragments des mêmes papyrus ont en effet parfois été découverts à la fois au bas de la fosse et presque à la surface du sol, sur l’esplanade qui se trouve devant les galeries G1 et G2, probablement en position de rejet. Plusieurs fragments des mêmes documents ont de la même façon été recueillis à des niveaux différents du comblement final de la fosse. Au terme des campagnes de fouille de 2013 à 2016 ce sont près de 800 fragments de taille variable qui ont été mis à plat sous 70 plaques de verres, remises au ministère des Antiquités de l’Égypte. Une dizaine de ces documents sont très bien préservés – la feuille la plus longue, découverte en deux fragments qui ont pu être raccordés, mesurant 85 cm.
Ces archives sont en elles-mêmes très cohérentes : elle correspondent vraisemblablement à l’activité d’une équipe d’ouvriers du nom de Ma-Oureret, dont on retrouve la trace un peu partout sur le site. La date de l’année du 13e recensement de Chéops apparaît sur l’un des documents préservés, ce qui permet sans doute de placer la rédaction de l’ensemble du lot dans l’extrême fin du règne de ce roi, cette date, l’an 26 ou l’an 27, étant la plus tardive actuellement connue pour ce souverain. Le contenu même de cette documentation semble bien correspondre à cette date, notamment en raison de la mention probable au sein de ces archives du vizir Ankhaef, demi-frère de Chéops, dont la période d’activité est maintenant généralement située à la fin du règne de ce roi.
Les papyrus se subdivisent en deux catégories inégales. La plus grande partie d’entre eux – les deux tiers environ – est constituée de comptabilités qui enregistrent des livraisons journalières ou mensuelles de denrées alimentaires au bénéfice de l’équipe. Ce type de documents, organisés en tableaux, est déjà très bien connu au sein des lots de papyrus plus tardifs qui ont été découverts, notamment, dans les complexes funéraires des rois Neferirkarê et Raneferef à Abousir.
Le deuxième type de documents est beaucoup plus original : il s’agit d’un journal de bord – on pourrait parler ici d’une véritable « comptabilité du temps » — tenue sans doute par l’équipe elle-même pour pouvoir en rendre compte à l’administration. L’activité de l’équipe y est enregistrée sous la forme d’une grille : une ligne horizontale, en haut du document, permet de noter le mois correspondant à l’activité de l’équipe, puis une ligne en dessous – subdivisée en 30 cases – permet de détailler chaque jour du mois. Sous la mention de chaque jour, deux colonnes sont disponibles pour rédiger un compte rendu correspondant à l’activité de l’équipe ce jour donné. Lors de sa découverte, nous avons appelé de façon un peu abusive ce document le « journal de Merer », car les fragments les mieux conservés de cet ensemble mettent en scène les activités d’un fonctionnaire – l’inspecteur Merer (sḥḏ Mrr) – qui dirige une phyle (sȝ), c’est à dire la subdivision d’une équipe (ʿpr).
L’étude de l’ensemble de ce lot d’archives a bien progressé depuis leur mise au jour en 2013 – elle devrait permettre d’avoir pour la première fois une image « interne » de l’administration du début de l’Ancien Empire, et de préciser plusieurs points concernant son mode de fonctionnement. La seule présence de ce lot d’archives sur le site du ouadi el-Jarf confirme en outre le lien étroit existant entre cet aménagement portuaire et le chantier de construction de la grande pyramide de Chéops à Giza – le port ayant peut-être été aménagé à seule fin de se procurer, au terme de la traversée du golfe de Suez à cette latitude, le cuivre nécessaire à l’outillage des constructeurs du monument.
Fouille de campements de l’Ancien Empire sur le littoral
Au niveau des installations portuaires de la côte, la fouille s’est concentrée en 2013-2014 sur une zone d’occupation située à quelque 200 m du littoral. À cet endroit, de nombreuses traces de murs étaient visibles en surface avant la fouille – la perception d’ensemble de ces aménagements restant confuse – et une ancre de bateau avait été repérée en surface. Une fouille systématique conduite sur une surface d’environ 1000 m2 a fait apparaître deux occupations successives, qui ne sont pas nécessairement très éloignées dans le temps, et correspondent l’une comme l’autre au début de l’Ancien Empire.
La plus ancienne correspond à l’aménagement de deux structures en pierre de grandes dimensions, mesurant 30 m de long sur 8 à 12 m de large et présentant des cellules aménagées en dents de peigne. Les deux implantations, contemporaines, ont été construites parallèlement l’une à l’autre selon un axe nord-sud, dos au nord afin d’abriter les espaces internes des vents dominants et des risques d’ensablement. Leur plan général est caractéristique des espaces de stockage que l’on connaît, en contexte expéditionnaire, au début de l’Ancien Empire. Elles étaient équipées à l’origine d’une couverture en matériaux légers, soutenue par des poteaux de bois dont l’ancrage au sol a été mis en évidence par la fouille. Un dépôt de 99 ancres de bateaux en pierre a été retrouvé en place dans l’espace vide laissé entre ces deux structures où elles avaient été rangées avec soin au cours de la phase finale de l’occupation des deux magasins.
Certaines de ces ancres étaient encore équipées des cordages qui permettaient de les maintenir à l’origine. Un nombre significatif d’entre elles portent également des marques à l’encre rouge ou à l’encre noire, qui livrent probablement le nom de l’embarcation à laquelle elles étaient destinées, ou celui de l’équipe qui en était responsable. Toujours au début de l’Ancien Empire, mais après une phase d’ensablement intense qui provoque une disparition presque totale des magasins, une structure rectangulaire plus modeste a été construite au sud-est de la zone à l’aide de blocs de pierre prélevés sur les constructions antérieures. À cette deuxième phase correspondent également plusieurs aménagements légers de type « fonds de cabane » sur la partie nord-est du secteur, et une importante activité de cuisson du pain.
Au terme de six campagnes de fouilles, la connaissance des modalités de l’occupation du site a donc beaucoup progressé, l’ensemble des données mettant l’accent à la fois sur la complexité de l’organisation des expéditions, le caractère massif de l’installation égyptienne et la relative brièveté de celle-ci. L’usage de ces installations du ouadi el-Jarf semble en effet, dans l’état actuel de nos connaissances, circonscrit au début de la IVe dynastie, et plus particulièrement au règne de Chéops, l’essentiel du mobilier archéologique et du matériel inscrit découvert – dipinti sur jarres, marques de contrôles, empreintes de sceaux, papyrus – étant manifestement au nom de ce roi. Ce dispositif pourrait ainsi être le premier aménagement côtier sur la mer Rouge de l’histoire égyptienne, avant que le site d’Ayn Soukhna, plus proche de la capitale administrative de Memphis, n’en prenne le relais.
Campagne de 2017
La campagne de 2017, en mars-avril, a pour premier objectif de terminer l’étude des installations littorales et du port de l’Ancien Empire, dans la perspective de sa publication rapide. La grande jetée en forme de L doit faire l’objet d’un relevé plus précis, aussi bien pour sa partie terrestre que pour sa partie immergée. Une équipe de plongeurs du Ministère des Antiquités, placée sous la direction de Mohamed Abd el-Meguid, devrait poursuivre parallèlement l’exploration sous marine de la zone.
– La fouille de la zone des galeries 1 à 17 devrait également se poursuivre, avec le dégagement des galeries 17 à 11 et de l’esplanade et du système de fermeture qui se trouve devant elles.
– Enfin, la fouille du bâtiment intermédiaire (zone 3), lancée en 2016, devrait se poursuivre cette année, notamment pour préciser mieux les différentes phases de l’occupation du site grâce, entre autres, à l’étude de l’importante quantité de céramique provenant de la vallée du Nil qui est présente à cet endroit du site.
Partenaires
Université d’Assiout, Ministère des Affaires étrangères, Ifao, université de Paris-Sorbonne, Chicago Oriental Institute. L’académie des Inscriptions et Belles-Lettres a accordé en 2009 son prix Max Serres comme une aide pour engager les travaux archéologiques, et le projet a reçu en 2016 le prix Del-Duca de l’Institut de France.
Sponsors
Fondation Aall, sociétés Vinci, société Colas Rail, fondation Honor Frost.
Publications
– P. Tallet, Les papyrus de la mer Rouge . Le journal de Merer (papyrus Jarf A et B), MIFAO 136, 2017.
– P. Tallet, « Des serpents et des lions : la flotte stupéfiante de Chéops en mer Rouge », in Du Sinaï au Soudan, itinéraire d’une égyptologues, Mélanges offerts à Dominique Valbelle, De Boccard, 2017, p. 243-253.
– P. Tallet, « Des nains, des étoffes et des bijoux : le papyrus de Nefer-irou au ouadi el-Jarf, Mélanges ***, sous presse, Ifao.
– P. Tallet, G. Marouard, « The Harbor facilities of King Khufu on the Red sea shore : The Wadi el-Jarf / El-Markha system », JARCE 52, 2016.
– E. Frayssignes, « Nouvelle perspective sur les techniques de tissage à l’Ancien Empire : une attestation textile de l’utilisation de métiers à chaîne tubulaire (ouadi el-Jarf, mer Rouge), Nehet 4, 2016.
– P. Tallet & G. Marouard, « The harbor of Khufu on the Red Sea coast at Wadi al-Jarf, Egypt », Near Eastern Studies 77/1, 2014, p. 4-14.
– P. Tallet, « Les papyrus de la mer Rouge (ouadi el-Jarf – golfe de Suez) », CRAIBL 2013/II, p. 76-84.
– P. Tallet, « The Wadi el-Jarf Site: A Harbor of Khufu on the Red Sea », Journal of Ancient Egyptian Interconnections 5/1, 2013, p. 76-84.